Au jour le jour

Sollers tel quel, suivi de Cursus honorum sollersien (1957-2007)

Il y a un mois disparaissait Philippe Sollers. Et comme il se doit, sans la moindre fausse note, les médias, petits comme grands, de droite comme de gauche, parisiens et régionaux, tous ont décliné la tristesse officielle de son employeur. Le temps du deuil passé et avant que son nom ne s’efface des mémoires nous a semblé le bon moment pour rappeler la carrière, la fonction, le fonctionnement de ce type d’« intellectuel pour qui les lettres, les arts, les sciences ou la philosophie sont la continuation de la politique par d’autres moyens : non plus considérée comme un outil de changement social mais comme un instrument pour garder le pouvoir – pas seulement d’être vu ».

À l’instar des autres ombres qui peuplent de leur vivant (mais pas au-delà) le monde des lettres français, figurine à gros cul sur lesquels on tape, qui basculent et reviennent toujours au centre du jeu, qualifié d’« insignifiant » par Guy Debord, de « plat frelaté » par Louis Althusser, de « danseur mondain » par Guy Hocquenghem et de « Sacha Distel » par Patrick Modiano, Philippe Sollers figure dans le site officiel des éditions Gallimard au titre d’une « présence intempestive à l’époque », qu’il a su ériger en mode d’existence.

« Postmoderne »… le mot n’était pas encore tout à fait courant, mais la chose rampait. Et Sollers avait déjà compris l’usage de ce slogan : « Un jour qu’on lui demandait à la télé pourquoi il avait si souvent changé de vérité, brûlé ce qu’il adorait dogmatiquement la veille, Sollers avait eu cette jolie formule de petit marquis stakhanoviste du reniement : “La vérité aussi change de vérité” », se souvient Hocquenghem dans sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary.

En janvier 1995, alors que la France se déchirait, en pleine bataille d’investiture entre deux candidats du RPR (parti gaulliste devenu Les Républicains), l’ex-PC-ex-mao-ex-…-ex… s’engageait pour Édouard Ballardur dans L’Express. Deux semaines plus tard, le sociologue Pierre Bourdieu dévoilait dans Libération l’ampleur de l’imposture :

Sollers tel quel

Sollers tel quel, tel qu’en lui-même, enfin.

Étrange plaisir spinoziste de la vérité qui se révèle, de la nécessité qui s’accomplit, dans l’aveu d’un titre, « Balladur tel quel », condensé à haute densité symbolique, presque trop beau pour être vrai, de toute une trajectoire : de Tel Quel à Balladur, de l’avant-garde littéraire (et politique) en simili à l’arrière-garde politique authentique.

Rien de si grave, diront les plus avertis ; ceux qui savent, et depuis longtemps, que ce que Sollers a jeté aux pieds du candidat-président dans un geste sans précédent depuis le temps de Napoléon III, ce n’est pas la littérature, moins encore l’avant-garde, mais le simulacre de la littérature, et de l’avant-garde.

Mais ce faux-semblant est bien fait pour tromper les vrais destinataires de son discours, tous ceux qu’il entend flatter, en courtisan cynique, balladuriens et énarques balladurophiles, frottés de culture Sciences-Po pour dissertation en deux points et dîners d’ambassade ; et aussi tous les maîtres du faire semblant, qui furent regroupés à un moment ou à un autre autour de Tel Quel : faire semblant d’être écrivain, ou philosophe, ou linguiste, ou tout cela à la fois, quand on n’est rien et qu’on ne sait rien de tout cela ; quand, comme dans l’histoire drôle, on connaît l’air de la culture, mais pas les paroles, quand on sait seulement mimer les gestes du grand écrivain, et même faire régner un moment la terreur dans les lettres.

Ainsi, dans la mesure où il parvient à imposer son imposture, le Tartuffe sans scrupules de la religion de l’art bafoue, humilie, piétine, en le jetant aux pieds du pouvoir le plus bas, culturellement et politiquement – je pourrais dire policièrement – tout l’héritage de deux siècles de lutte pour l’autonomie du microcosme littéraire ; et il prostitue avec lui tous les auteurs, souvent héroïques, dont il se réclame dans sa charge de recenseur littéraire pour journaux et revues semi-officiels, Voltaire, Proust ou Joyce.

Le culte des transgressions sans péril, qui réduit le libertinage à sa dimension érotique, conduit à faire du cynisme un des beaux-arts. Instituer en règle de vie le « anything goes » postmoderne, et s’autoriser à jouer simultanément ou successivement sur tous les tableaux, c’est se donner le moyen de « tout avoir et rien payer », la critique de la société du spectacle et le vedettariat médiatique, le culte de Sade et la révérence pour Jean-Paul II, les professions de foi révolutionnaires et la défense de l’orthographe, le sacre de l’écrivain et le massacre de la littérature (je pense à Femmes).

Celui qui se présente et se vit comme une incarnation de la liberté a toujours flotté, comme simple limaille, au gré des forces du champ. Précédé, et autorisé par tous les glissements politiques de l’ère Mitterrand, qui pourrait avoir été à la politique, et plus précisément au socialisme, ce que Sollers a été à la littérature, et plus précisément à l’avant-garde, il a été porté par toutes les illusions et toutes les désillusions politiques et littéraires du temps. Et sa trajectoire, qui se pense comme exception, est en fait statistiquement modale, c’est-à-dire banale, et à ce titre exemplaire de la carrière de l’écrivain sans qualités d’une époque de restauration politique, et littéraire : il est l’incarnation idéaltypique de l’histoire individuelle et collective de toute une génération d’écrivains d’ambition, de tous ceux qui, pour être passés, en moins de trente ans, des terrorismes maoïstes ou trotskistes aux positions de pouvoir dans la banque, les assurances, la politique ou le journalisme, lui accorderont volontiers leur indulgence.

Son originalité, parce qu’il en a une : il s’est fait le théoricien des ­ver­tus du reniement et de la trahison, renvoyant ainsi au dogmatisme, à ­l’archaïsme, voire au terrorisme, par un prodigieux renversement auto-justificateur, tous ceux qui refusent de se reconnaître dans le nouveau style libéré et revenu de tout. Ses interventions publiques, innombrables, sont autant d’exaltations de l’inconstance ou, plus exactement, de la double inconstance – bien faite pour renforcer la vision bourgeoise des révoltes artistes –, celle qui, par un double demi-tour, une double demi-révolution, reconduit au point de départ, aux impatiences empressées du jeune bourgeois provincial pour qui Mauriac et Aragon écrivaient des préfaces.

Pierre Bourdieu

Paru dans Libération le 27 janvier 1985 (réédité in Pierre Bourdieu, Contre-feux-1, Raisons d'agir, 1998, p. 18).

Cursus honorum sollersien (1957-2007)[1]

1957. « Sollers » est né : à l’occasion d’un des plus beaux lancements littéraires du siècle, un inconnu, Philippe Joyaux, attire autour de son berceau Gallimard, Grasset et Le Seuil – qui emportera le morceau. Sollers fait croire qu’il peut être à la fois un Sagan masculin très fifties et un rebelle d’avant-garde très twenties. Seule faute de goût : tenter de placer à la Nouvelle Revue française de Marcel Arland une imitation du Traité du style d’Aragon, qui s’ouvrait en 1928 par l’assassinat du même Arland.

12 décembre. Le (très) jeune Philippe Sollers grimpe sur le dos de François Mauriac, qui l’encense dans son « Bloc-notes » de L’Express : le premier texte de l’écrivain, paru dans la revue Écrire de Jean Cayrol, obtiendra le prix Fénéon en mars 1958.

1958. 20 novembre. Le (très) jeune Philippe Sollers grimpe sur le dos de Louis Aragon, qui l’encense dans les Lettres françaises pour son premier livre. On dira désormais que Sollers est entré dans la carrière sous le double patronage du Vatican et du Kremlin[2].

1960. 15 janvier. Le Seuil mise gros sur le (jeune) poulain, à qui sont offerts une revue et les appointements afférents. Pour rassurer l’éditeur – c’est quand même beaucoup d’argent –, Sollers s’entoure d’un mentor, Francis Ponge, et de cinq autres jeunes-écrivains-prometteurs, dont un alter ego, le (jeune) Jean-Edern Hallier, rencontré fin 1958 à un cocktail du Seuil et qui vient avec ses amis, plutôt « droite littéraire ».

Mars. Parution du premier numéro de la revue Tel Quel, qui exploite le terrain post-post-sartrien – un coup déjà joué plusieurs fois – d’une littérature « désengagée », avec l’ambition de devenir une nouvelle Nouvelle Nouvelle Revue française[3]. Au sommaire, « de qualité », Francis Ponge (mentor n° 1), Claude Simon et Jean Thibaudeau pour le « nouveau roman », Jean Cayrol (mentor n° 2), Virginia Woolf, et les six mousquetaires du comité de rédaction qui jouent aux surréalistes en notant les livres de leurs contemporains.

Mai. Sollers grimpe (un peu plus haut) sur le dos du « nouveau roman » en intégrant Jean Thibaudeau, auteur Minuit, dans le comité de rédaction de Tel Quel.

Juin. Première crise interne à Tel Quel. La bande à Sollers – Jacques Coudol et Fernand de Jacquelot du Boisrouvray – se révèle plus solide que celle d’Hallier – Renaud Matignon et Jean-René Huguenin. Ce dernier est exclu. La ligne de fracture : pour ou contre le « nouveau roman », qu’Huguenin a le tort de bouder au profit d’un « nouveau romantisme » que Mauriac avait tant apprécié dans les premiers écrits de Sollers.

1961. Automne. Sollers coule son deuxième livre dans le moule du « nouveau roman ». Comment gagner l’onction de l’avant-garde consacrée – Alain Robbe-Grillet, Gérard Genette, Julien Gracq, André Pieyre de Man­diargues, etc. – grâce au rejet de la critique. La presse est déçue ; mais pas la « profession » : prix Médicis.

1962. Tel Quel étoffe son comité de rédaction en renforçant la bande à Sollers avec Jean-Louis Baudry, Marcelin Pleynet, Denis Roche, et Jean Ricardou – auteur Minuit qui permet un pas de plus vers le « nouveau roman ».

1963. Mai. Le (toujours très) jeune Sollers est désormais maître chez lui avec le lancement au Seuil d’une collection « Tel Quel », qu’il dirige seul ; et la revue Tel Quel, dont il reste seul membre fondateur. Après l’exclusion psycho­dramatique d’Hallier en février et le départ de Coudol en mars, Matignon démissionne en mai : c’est la fin de la séquence plus ou moins « droite littéraire parisienne » de Tel Quel, sans doute utile à l’origine mais désormais encombrante pour incarner l’« avant-garde ».

Novembre. Sollers grimpe sur le dos de Michel Foucault, qui l’encense dans la revue Critique après avoir proclamé (en septembre à Cerisy-la-Salle) que Tel Quel prolongeait le surréalisme en le dépassant.

1964. Sollers devient philosophe. Un an après que le philosophe Jean-Pierre Faye a rejoint Tel Quel, le nouveau trio moteur – Sollers-Pleynet-Baudry – se met à lire Husserl et bientôt Heidegger.

Été. Sollers saute du dos de Robbe-Grillet en critiquant son manifeste Pour un nouveau roman. Mais ce n’est qu’une demi-rupture grâce au maintien du couple Thibaudeau-Ricardou dans Tel Quel pour encore une dizaine d’années. Début d’une rare fidélité sollersienne : Roland Barthes et Sollers se grimpent réciproquement sur le dos. Le second publie dans sa collection les Essais critiques du premier, qui encensera l’année suivante un livre du second dans la revue Critique alors que Tel Quel défend le premier contre Raymond Picard dénonçant l’imposture de la lecture barthienne de Racine.

1965. Sollers grimpe (un peu plus) sur le dos du structuralisme : la Théorie de la littérature de Tzvetan Todorov paraît dans la collection « Tel Quel » avec une préface de Roman Jacobson tandis qu’après Genette, Foucault et Barthes, c’est au tour de Lacan de voir débarquer Sollers et ses amis à son séminaire.

8 décembre. Conférence de Sollers sur « Le roman et l’expérience des limites ». Consacré nouvelle star de l’« avant-garde », Sollers brandit l’étendard de l’« écriture textuelle ». Grand bruit dans le landerneau médiatico-culturel parisien, du Figaro-littéraire de Bernard Pivot aux Lettres françaises d’Aragon, où les jeunes de Tel Quel font figure de « passeurs » du structuralisme.

Hiver. Sollers et Jacques Derrida se grimpent réciproquement sur le dos. Le premier publie dans Tel Quel un texte du second, qui l’encensera trois ans plus tard dans la revue Critique et dans son livre sur La Dissémination.

1966. Sollers commence à devenir un écrivain engagé, dans la catégorie « compagnon de route du PCF ». Quelques mois plus tôt, Faye avait introduit dans Tel Quel la militante antifranquiste Angela Grimau mais la mobilisation contre la guerre du Vietnam accélère la politisation de la revue – qui semble profiter aux ventes. Tel Quel et Les Cahiers du cinéma se grimpent réciproquement sur le dos. C’est le début d’un cheminement en commun de l’« avant-garde » littéraire et de l’« avant-garde » cinéphile dans un même processus de découverte de la politique par ceux qui, jusque-là, se targuaient de l’ignorer.

Automne. Sollers enfin pris à partie ! L’attaque virulente du jeune Dominique De Roux inaugure la (très) longue série des polémiques médiatiques autour du « cas » Sollers.

1967. Mariage de Philippe Joyaux-Sollers avec la (jeune) sémioticienne bulgare Julia Kristeva. Récemment arrivée à Paris, elle a séduit le séminaire de Barthes en introduisant le « dialogisme » de Mikhaïl Bakhtine et en forgeant la notion d’« intertextualité ». De plus en plus présente dans les pages de Tel Quel – dont elle n’entrera au comité de rédaction qu’à l’automne 1971 –, Kristeva mènera une brillante carrière universitaire.

Septembre. Sollers, qui n’a pas quitté le dos d’Aragon, lui fait une place sur le sien. Le Monde accueille l’éloge du second par le premier : intérêts croisés entre l’« avant-garde » de Tel Quel et l’hebdomadaire culturel ­communiste Les Lettres françaises. Consécration mutuelle – à l’occasion du décès de Breton – en héritiers du surréalisme et en porte-parole du structuralisme en littérature.

Novembre. Sollers commence à glisser du dos d’Aragon : publication dans La Nouvelle Critique (grand rival des Lettres françaises au sein du PC) de deux textes non signés et non concertés de Sollers et de son encombrant rival Faye – ce qui provoque une crise dans Tel Quel et le départ de ce dernier.

1968. Avril. Début de la lune de miel entre Tel Quel et La Nouvelle Critique à l’occasion du colloque de Cluny sur « Linguistique et littérature ».

23 mai. Pris à contre-pied par l’opposition entre gauchistes et communistes, Sollers réagit par une fuite en avant sur une ligne « bolchevique ». Il désapprouve l’orientation de la nouvelle « Union » des écrivains qui « font » Mai 68 à l’occasion de l’assemblée générale qui se tient au siège occupé de la Société des gens de lettres.

Août. Sollers constate l’écrasement du printemps de Prague par les chars soviétiques.

Été-automne. Déjà post-« nouveau roman », Sollers devient post-« néosurréalisme ». Après des années d’hommages répétés à Breton, Tel Quel joue Georges Bataille contre « l’idéalisme » du pape du surréalisme. Rude chamaillerie sur ce terrain entre Tel Quel et le pôle néosurréaliste autour d’Opus international, d’Action poétique et de Change.

Automne. Philippe Sollers grimpe sur le dos d’Althusser, dont il pompe une analyse ancienne des mouvements étudiants pour dénoncer la « contestation » comme « bourgeoise ». Tel Quel publie le manifeste « La révolution ici et maintenant » contre le réformisme communiste et contre le gauchisme. Mobilisation d’Althusser – entre autres – dans la Théorie d’ensemble, publiée dans la collection « Tel Quel », qui expose les principes du « Groupement d’études théoriques » que lance Tel Quel.

1969. Juin. Sollers à la pointe du combat contre le « scandale » de l’expulsion de Lacan des locaux de l’École normale supérieure.

Septembre. L’Humanité accueille une joute entre Sollers-Tel Quel et Faye-Change à grands coups de dévoilements mutuels d’inspiration « fasciste » (procédé qui aura une belle postérité). Principal point de crispation : la légitimité d’une référence à Derrida et, à travers lui, à Heidegger. Rude concurrence pour avoir l’audience privilégiée d’un PCF où chacun compte ses partisans en vue du deuxième colloque de La Nouvelle Critique à Cluny, quelques mois plus tard, sur « Littérature et idéologie ».

1970. Tel Quel et les artistes de « Supports/Surfaces » se grimpent réciproquement sur le dos. C’est le début d’un cheminement commun de l’« avant-garde » littéraro-philosophico-politico-… et de l’« avant-garde » artistique. Trait d’union : l’artiste Marc Devade entrera au comité de rédaction de Tel Quel à l’automne 1971.

Octobre. Sollers à la pointe du combat contre le « scandale » de la ­censure gouvernementale d’Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat.

1971. Septembre. Sollers à la pointe du combat contre le « scandale » de l’interdiction à la Fête de L’Humanité du livre De la Chine, de Maria-Antonietta Macciocchi, cet éloge de l’État maoïste, paru dans la collection « Combats » de Claude Durand, au Seuil, avec le soutien du très influent Sollers – qui se prépare à descendre du dos du PCF.

Octobre. Sollers grimpe à grand bruit sur le dos de Mao avec la publication des « Positions du mouvement de juin 1971 » dans le numéro d’hommage de Tel Quel à Barthes. Il paraît que Sollers aurait été secrètement maoïste, sinon depuis toujours, du moins depuis longtemps. D’ailleurs il avait lu le sinologue Marcel Granet, citait et traduisait Mao ; et puis on trouvait de plus en plus d’idéogrammes dans les pages de sa revue…

Novembre-décembre. Le pôle « nouveau roman » disparaît de Tel Quel avec la démission de Thibaudeau et de Ricardou du comité de rédaction, lesquels n’ont pas envie d’être « chinois ».

1972. Avril. Sollers commence à descendre du dos de Derrida après que les Lettres françaises ont consacré un numéro spécial au philosophe. Le ­premier ne supporte pas que le second refuse de couper les ponts avec le PCF et, au moins aussi grave, qu’il donne des gages aux « avant-gardes » concurrentes – en l’occurrence à Jean Ristat, maître d’œuvre du numéro spécial en question.

Juin. Le dernier livre de Sollers lui vaut d’être dénoncé à la fois comme « fasciste » et « antisémite » – le même livre pourra plus tard être présenté comme l’annonce de L’Idéologie française de Bernard-Henri Lévy…

Été. Après une courte expérience de coordination des étudiants maoïstes qui se réclament de la revue, totalement dépassé, Tel Quel abandonne devant les outrances de ses groupies. Au cours du même été, le colloque qu’elle organise à Cerisy autour des figures d’Artaud et de Bataille vire à la grande cacophonie.

Novembre. Tel Quel fête les trente-six ans de Sollers en « Grand Timonier ».

1973. Sollers saute du dos d’Althusser et de Derrida (les deux piliers « théoriques » de la Théorie d’ensemble de 1968) à l’occasion d’un article de Tel Quel sacrant les nouveaux guides : Mao et Lacan.

1974. Janvier. Ponge glisse du dos de Sollers à la suite d’une attaque de Georges Braque par le telquelien Pleynet dans la nouvelle revue néotelquelienne de Catherine Millet, Art Press.

Avril-mai. Voyage de Sollers, Kristeva, Pleynet, Barthes et de l’éditeur François Wahl en Chine populaire – Lacan s’est défilé.

Été. Après des années de lutte acharnée pour en conserver le monopole, Sollers sent que l’« avant-garde » lui échappe. Il commence à enfourcher deux chevaux de bataille récemment arrivés sur le marché : la « dissidence » et le « féminisme ».

Décembre. Sollers abandonne l’éther du maoïsme pour retrouver le terrain du combat des intellectuels rive-gauche contre l’« Union de la gauche socialo-communiste » : Tel Quel interpelle « la gauche » au nom de Soljenitsyne, de la psychanalyse, de l’histoire, etc.

1975-76. Tel Quel prend le train « antitotalitaire » : avec deux ans de retard sur la parution de L’Archipel du Goulag, Sollers grimpe sur le dos de Soljenitsyne.

1977. 12 mai. Sollers grimpe sur le dos du (jeune) Bernard-Henri Lévy et devient compagnon de route de la « nouvelle philosophie ». Son article sur « La révolution impossible » (Le Monde) permet à Sollers de se ranger publiquement au côté d’un BHL rencontré l’année précédente et avec lequel il aurait travaillé au lancement de La Barbarie à visage humain.

12 décembre. Autoportrait du patron de Tel Quel en dernier des Mohicans : conférence à Beaubourg sur « La crise de l’avant-garde », où Sollers commence son (très long et très constant) travail pour imposer l’idée qu’avec Tel Quel c’est la « dernière avant-garde » qui disparaît.

1979. 30 avril. Sollers grimpe sur le (très large) dos de Dieu : après ses Entretiens de 1977 avec Maurice Clavel et l’importance accordée dans Tel Quel au René Girard des Choses cachées depuis la fondation du monde, Sollers s’étale sur Testament de Dieu de Bernard-Henri Lévy dans Le Nouvel Observateur. La religion contre le sacré, Dieu contre le « paganisme » de toute société, son « catholicisme paradoxal » serait le « seul athéisme rigoureux » (Philippe Forest).

1981. Janvier. Le lancement du dernier livre de Sollers – éreinté par de nombreux critiques pour son caractère « illisible » – fait l’objet d’un vaste happening à Saint-Germain-des-Prés, au cinéma L’Olympic et à la librairie La Hune, ainsi que d’un spectacle vidéo qui sera diffusé jusqu’à l’étranger. Tout ceci installe définitivement la légende de l’écrivain « maudit ».

1982. Hiver. Dernier numéro de Tel Quel. Sollers quitte les éditions du Seuil pour la maison Gallimard – et le saint des saints de son comité de lecture. L’écrivain « maudit » Philippe Sollers sort (à nouveau) de l’obscurité avec son premier roman chez Gallimard.

1983. Hiver. Naissance chez Denoël, filiale de Gallimard, de la revue L’Infini et d’une collection éponyme : reconstitution du dispositif Tel Quel au seul détail du titre – propriété du Seuil – et de l’absence, désormais, d’un comité de rédaction.

1985-1989… Parution annuelle d’un ouvrage à succès de l’écrivain « maudit » Sollers – qui signe aussi quelques autres titres sur Casanova, Céline, Dante, Fragonard, Hölderlin, Kooning, la peinture vénitienne, Miles Davis, Mozart, Nietzsche, Picasso, Proust, Rimbaud, Rodin, Sade, Vivant Denon, Watteau, Cézanne…

1992. Avec Alain Touraine, Bernard-Henry Lévy, Alain Decaux, Jean Peyrelevade, Jacques Attali (entre autres), Sollers s’engage en faveur de la ratification du traité de Maastricht.

1993. Sollers grimpe sur le dos du pape. Le dernier ouvrage à succès de l’écrivain « maudit » fait « scandale » en défendant Jean-Paul II, qui en reçoit un exemplaire. Le coup sera rejoué douze ans plus tard quand Sollers brandira l’accusé de réception d’un autre livre par le même pape.

1995. Sollers devient balladurien.

1999. 20 janvier. Éditorialiste-associé au Monde, Sollers y place en une son article sur « La France moisie », qui lui permet de refaire (enfin) reparler de lui, par une mécanique bien rodée – avec Jean-François Kahn, par exemple : « C’est toi le pétainiste ! — Non, c’est toi le nazi ! — C’est celui qui dit qui l’est… »

2000. Novembre. L’attribution du prix Goncourt à Ingrid Caven, de Jean-Jacques Schuhl, paru dans la collection « L’Infini », donne l’occasion d’une polémique sur le jury « manipulé » par Sollers, pape des lettres et cardinal au Monde des livres.

18 juin. Sollers se hisse à la pointe de la dénonciation d’un « scandale » en publiant dans Le Monde un texte où, décidément incommodé par les phénomènes de décomposition, il évoque le « vieil antisémitisme ranci » de Renaud Camus.

2002. Avec Alain Touraine, Bernard-Henry Lévy, Alain Decaux, Jean Peyrelevade, Jacques Attali (entre autres), Sollers s’engage en faveur de la candidature de Lionel Jospin à l’élection présidentielle.

2005. Avec Alain Touraine, Bernard-Henry Lévy, Alain Decaux, Jean Peyrelevade, Jacques Attali (entre autres), Sollers s’engage en faveur de la ratification du traité constitutionnel européen – qui sera rejeté, lors d’un référendum en mai, par 55 % des votants.

2007. Décembre. Sollers tire (à la ligne) le bilan des six mois premiers mois de la présidence de Nicolas Sarkozy dans sa chronique mensuelle du Journal du dimanche : ce « génie de notre époque », dont « tout patriote français devrait être fier », est pour lui comme le « soleil nouveau de la République qui se lève sur le Nil ». Le plus étonnant est que des commentateurs se soient disputés sur la nature de cette apologie.

Le type d’exercice qu’on vient de lire a toutes les chances de recueillir, d’un côté, l’accusation de flicage vulgaire et de misérable acharnement qui passe à côté de l’essentiel : l’œuvre d’un immense écrivain français ; et de l’autre, des soupirs de lassitude devant la vanité d’une énième dénonciation qui ne va convaincre que les convaincus. Mais entre ces deux pôles se trouvent la plupart d’entre nous : ceux qui, contemplant du haut de cette chronologie le demi-siècle de nuisance que constitue le plan de carrière de Sollers, vont en prendre toute la mesure. Pas seulement d’une remarquable entreprise d’abolition de toute forme de cohérence (esthétique et politique, notamment) mais en illustration de la manière dont on fait fructifier les placements symboliques et financiers dans le monde éditorial. Et comment le plus honorable et le moins respectable se côtoient publiquement au plus grand bénéfice réciproque.

Car après tout, s’il est naturel que Sollers fasse affaire avec un Jean-Edern Hallier puis avec un Bernard-Henri Lévy et quelques seconds couteaux du même métal (de Marcelin Pleynet à Catherine Millet), on voit bien que, pour tenir si longtemps le haut du pavé, il a fallu au moins la complaisance – sans parler de celles de Francis Ponge et Claude Simon avant d’autres gens de lettres – des Gérard Genette, Michel Foucault, Tzvetan Todorov, Jacques Derrida, Louis Althusser, etc. ; et que la revue Tel Quel n’aurait jamais pris cette place sans une ligne de concurrence bienveillante allant du Figaro-littéraire et du Monde des livres aux Lettres françaises et à La Nouvelle Critique en passant par Critique et Les Cahiers du cinéma.

Non moins intéressante sera l’observation que ce jeu n’est (malheureusement) pas confiné au monde des lettres mais embarque aussi un parti communiste français, en l’occurrence dans une bataille dérisoire pour garder dans ses rangs jusqu’au pire fac-similé d’avant-garde – ­plutôt que de tirer des leçons des précédentes. Finalement plus édifiant que les appels de Sollers au pape – qui ne valent que pour l’outrance d’un ­animal de cirque –, c’est du pas de deux avec Aragon qu’on doit tirer des leçons. Pour constater combien, dans l’espace public, les intellectuels jouent avec acharnement en véritables partenaires des acteurs politiques officiels. Et si, pour ces intellectuels médiatiques (dont Aragon est le grand ancêtre), les lettres, les arts, les sciences ou la philosophie sont bien la continuation de la politique par d’autres moyens (et réciproquement, d’ailleurs), c’est dans le cadre de la politique non plus considérée comme un outil de changement social mais comme un instrument pour garder le pouvoir – pas seulement d’être vu.

Philippe Olivera & Thierry Discepolo

Paru sous le titre « Faits et gestes. Cursus honorum sollersien (1957-2007) », Agone, 2009, n° 41-42.

Notes
  • 1.

    Sources. Hagiographie : Philippe Forest, Histoire de Tel Quel. 1960-1982, Seuil, « Fiction & Cie », 1995 – rédigée par un pilier de L’Infini et publiée chez l’éditeur de Tel Quel dans la collection d’un ancien membre de Tel Quel. Bibliographie : Niilo Kauppi, « Tel Quel » : constitution sociale d’une avant-garde, Societa scentiarium Fennica, Helsinki, 1990 ; Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique : « La Nouvelle Critique », 1967-1980, La Découverte, 2005 ; Boris Gobille, « Crise politique et incertitude : régimes de problématisation et logiques de mobilisation des écrivains en Mai 68 », thèse de science politique, EHESS, 2003. Pour une critique sans gants de la carrière de Philippe Sollers, lire Juan Asensio sur Stalker. Dissection du cadavre de la littérature.

  • 2.

    François Mauriac était catholique et Louis Aragon membre du comité central du parti communiste français.

  • 3.

    Pour cause de collaboration avec l’occupant nazi – sous la direction de Drieu la Rochelle (1940-1943) –, la NRf n’est autorisée à reparaître qu’en 1953, sous le titre de Nouvelle Nouvelle Revue française, et ne retrouve son nom qu’en 1959.