Au jour le jour

À quoi bon toute cette science

Il faut être un auditeur fidèle et attentif des conversations scientifiques que donne notamment France Culture pour réaliser à quel degré d’ambivalence est parvenue l’intelligence rationnelle chez la plupart des chercheurs qu’on peut légitimement considérer comme les connaisseurs les plus éclairés de la physique moderne et, ce qui ne gâte rien, de la philosophie des sciences, bref, des gens qui s’efforcent d’atteindre à la plus haute conscience de leur science.

De toute évidence enthousiasmés par leurs recherches, mais remplis de circonspection, avec parfois une touche de déception devant leurs résultats, physiciennes et physiciens confessent volontiers que leur émerveillement n’a d’égal que leur perplexité ou leur ignorance relativement aux causes efficientes ou finales des phénomènes qu’ils observent. Toutes ces sommités ne cachent pas leurs hésitations quant à la « vérité » objective de leurs énoncés hypothétiques.

Bref, comme le disent et le répètent les plus éminents de ces savants : « Nous ne connaissons qu’une infime partie de la réalité et chaque progrès effectué dans l’explication des choses accroît encore l’étendue de notre ignorance. » Ce qui revient à énoncer le constat en forme de paradoxe que les vrais savants sont de plus en plus ignorants.

Bien sûr, il ne s’agit plus du même savoir ni de la même ignorance que précédemment. L’un et l’autre ont changé de contours et de tonalité, et on est bien loin aujourd’hui de la belle assurance positiviste qui caractérisait, jusqu’au début du XXe siècle encore, la vision scientifique du monde. Mais ce qui frappe le plus l’interlocuteur tant soit peu frotté de philosophie, c’est l’affaiblissement, voire la disparition, dans le rationalisme contemporain, de tout cadre général stable et cohérent comparable à celui que pouvait fournir, naguère encore, la pensée théologique à ses adeptes, avec sa vision d’une Genèse conçue à dessein pour le salut de ses créatures par un Créateur tout-puissant, providentiel et omniscient ; ou même seulement comparable à la doctrine du Déterminisme universel qui a prévalu jusqu’à Newton inclusivement. Non seulement nos « vérités » ont cessé d’être universelles et éternelles pour devenir locales et temporaires, mais elles ne sont pas nourrissantes, vivifiantes pour le cœur et l’esprit. Elles laissent une trop grande part de notre être en déshérence et sans repères, incurablement inquiète et malheureuse.

Pour ce qui est des causes premières comme des fins dernières, la Science, quoique toujours plus avancée sur une foule de questions importantes, nous maintient dans une ignorance opaque, cause incessante de frustrations et de tourments. Dans le discours de nos savants les plus confirmés, une oreille attentive perçoit en filigrane comme l’aveu douloureux et un peu honteux que, non seulement leur science n’a pas évité à l’Humanité de s’égarer dans la forêt des mythologies mortifères, mais encore qu’elle a contribué à son naufrage, par trop de complaisance ou de soumission envers les puissances qui n’ont cessé d’instrumentaliser la science. Celle-ci ne connaît que des causes occasionnelles dont chacune est la cause d’une autre qui est elle-même indissociablement cause et effet. Or, en schématisant à l’extrême, on pourrait très bien s’en accommoder et proclamer :

« Qu’importe à notre félicité terrestre que l’univers soit quantique ou relativiste, ou les deux, ou autre chose encore. Qu’importe de savoir si en cet instant même la gravité de la Matière noire nous fait retourner vers un nouveau Big bang ou si, au contraire, nous sommes entraînés par l’effet de l’Énergie sombre dans une expansion accélérée vers un inimaginable infini. Qu’importe en définitive de savoir précisément tout cela si le destin de notre Humanité se résume à ce qui occupe massivement les petits bouts de protoplasme humain : acheter, vendre et faire de la pub pour acheter et vendre davantage encore et gagner plus d’argent pour consommer plus et nous battre les uns contre les autres pour acquérir davantage. L’infini de notre bêtise nous aura engloutis bien avant celui de l’espace. »

À quoi rime la lumière de l’entendement si nous sommes condamnés à ignorer à jamais pour quoi ni pourquoi il en est ainsi, pourquoi ni pour quoi nous sommes là, dans l’angoisse et la solitude, dérivant dans les ténèbres et cherchant par tous les moyens, même les pires, à échapper à notre lamentable sort.

Les grandes mythologies traditionnelles sont nées au fil des millénaires pour apporter aux Humains, avec un luxe inépuisable de détails, ce sens de leur être-au-monde, quel qu’il soit, quelle qu’en soit l’origine et quelle qu’en soit la finalité. Les peuples s’en sont contentés, et se sont même délectés de ces délires sacrés. C’était là leur science. La nôtre nous en prive, par trop de formalisme et de rigueur, creusant ainsi un gouffre dans notre esprit.

Mais comment combler ce manque alors que nous ne savons même pas poser les bonnes questions et que toute la culture humaine, avec ses fantasmagories, ses futilités et ses ratiocinations, ne parvient pas à le remplir. Notre culture a inévitablement pour effet (et sans doute pour destination) de nous détourner du vide béant qui nous hébète et nous habite. Si on en jugeait seulement par ce que l’on appelle aujourd’hui « culture », on pourrait être tenté en effet de penser que notre activité culturelle, toutes formes et tous contenus confondus, n’est plus qu’un immense magasin de farces et attrapes.

Peut-être la Science est-elle une entreprise trop grande pour une espèce encore trop limitée dans ses capacités. Mais pourquoi donc notre créateur, si créateur il y a, nous a-t-il faits si bêtes, si bornés, si veules, si imparfaits ? Pour pouvoir se moquer de nous ? Nous tancer ? Nous punir ? Et de quoi ? Ce serait assurément indigne d’une puissance absolue, d’une intelligence souveraine, de s’inventer un souffre-douleur, simplement pour se désennuyer.

Si toute notre science est incapable de rien changer à notre irrésistible propension à un dérisoire autant que déshonorant mercantilisme, alors, franchement, inutile de se donner tant de mal pour poursuivre ses recherches.

Alain Accardo

Une première version de ce texte est paru, sous le titre « Conscience… conscience » dans La Décroissance en septembre 2023.

Du même auteur, derniers livres parus, les rééditions d’Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu et du Petit-Bourgeois gentilhomme (Agone, 2021 et 2020).