Au jour le jour

Le temps des processions

Tandis que je rêvassais ce matin en écoutant en fond sonore une radio crachoter sa énième salve de news, mes souvenirs m’ont ramené, je ne sais pourquoi, à une conversation que j’avais dans la cour du Lycée où j’étais en classe de prépa, en 1952.

Il me semblait entendre la voix moqueuse de Bernard, un de mes condisciples, demander à Marie-Hélène : « Tu le sais toi, si tu seras encore en vie en 2023, est-ce que tu le sais ? Non, bien sûr, tu ne le sais pas. Si tu es encore de ce monde, tu ne seras plus très loin de tes 90 balais… Tu t’y vois, à 90 balais ? »

Non, Marie-Hélène ne s’y voyait pas. À l’énoncé d’un âge aussi exorbitant et surtout aussi lointain, elle resta sans voix, comme les autres présents. Nous étions tous de jeunes bacheliers, entre 18 et 20 ans, à mi-chemin des années 1900, et la question posée par Bernard à chacun d’entre nous, à travers Marie-Hélène, excédait manifestement nos capacités d’imagination.

Moi-même, dans mes anticipations les plus débridées, je n’avais jamais osé me projeter au-delà de l’an 2000, au-delà de ce presque demi-siècle qui, peut-être à cause du changement de millénium, m’apparaissait comme un temps dont ma génération était exclue, une sorte de seuil que le nombre et l’incertitude des décennies à venir faisaient paraître plus lointain encore. C’était là un autre univers, suffisamment mystérieux pour décourager toute spéculation, à moins de s’adonner à la science-fiction ou bien, comme s’y risquaient déjà quelques-uns, de se piquer de « futurologie ».

De quoi parlions-nous plus précisément ? Je ne m’en souviens plus. Peu importe le sujet explicite de notre discussion d’alors. Sans doute faisait-il écho à des préoccupations du moment, comme c’est le plus souvent le cas dans les discussions sur les événements de l’actualité, en rapport plus ou moins direct avec des intérêts matériels et symboliques toujours assez pressants pour occulter tout le reste.

Comment notre camarade, ou n’importe quel autre parmi nous, qui étions en permanence obsédés par la préparation d’un concours très difficile, aurions-nous pu prévoir ce que serait notre vision des choses 71 ans plus tard, en 2023, alors que nous ignorions encore que d’ici deux ans seulement, en 1954, une guerre d’indépendance allait éclater en Algérie qui ruinerait radicalement toutes nos espérances et tous nos pronostics.

Nous avions beau être imprégnés du discours des Humanités classiques, nous étions, et pour longtemps encore – peut-être à cause de la beauté et de la prégnance mêmes de ce discours dont nous espérions devenir des experts – des novices en matière de compréhension des principaux ressorts de l’existence humaine. En particulier (et c’est ce que je voudrais souligner ici pour commencer), nous étions d’ores et déjà, en bons apprentis mandarins, des incarnations exemplaires du paradoxe, d’allure gödelienne, qui veut que si toute culture est capable de dénoncer les illusions sur lesquelles s’appuient les autres cultures, aucune n’est en mesure de démonter sa propre mythologie.

Aussi adhérions-nous avec conviction aux croyances idéalistes et spiritualistes que postule la culture occidentale, qui ont inspiré de près ou de loin tous les grands courants philosophiques et dont même la culture scientifique a eu tant de mal à se libérer (si tant est qu’elle y soit tout à fait parvenue). Ces croyances arbitraires ont voué le genre humain au destin, qu’on peut qualifier de tragique et pénélopéen : celui d’avoir à démolir et rebâtir indéfiniment la prison dans laquelle il se tient lui-même enfermé, dans l’espoir toujours déçu d’en sortir.

S’il fallait en effet résumer en quelques mots l’essence de la condition humaine, on pourrait dire qu’elle tient dans la contradiction fondamentale, irréductible et indépassable entre ce qu’un être humain est et fait objectivement et ce qu’il croit qu’il est et qu’il fait. Pour mettre un terme à cette contradiction génératrice d’autant de félicités que d’infortunes, de douleurs que de plaisirs et de fiertés que de hontes, il n’y aurait qu’un seul moyen : cesser de penser ce qu’on vit empiriquement en lui cherchant un sens transcendant.

Tant que l’être humain sera réduit à penser la réalité, du moins au moyen des instruments que lui a fournis l’évolution des espèces, c’est-à-dire au moyen d’un cerveau façonné par et pour un langage articulé naturel, il restera condamné à vivre, intellectuellement dans l’illusion (la croyance à la réalité objective des représentations qu’il se donne du réel, « les apparences ») et moralement dans le mensonge ou la duplicité, qui consistent à bafouer dans ses actes les valeurs qu’on affirme dans ses représentations. « Words, words, words ! » Le recours à des savoirs scientifiques pour remédier à cette contradiction a déjà montré qu’on ne pouvait briser la logique de la démarche pénélopéenne.

« Eh bien, nous y sommes, en 2023 », ai-je dit en pensée aux fantômes des participants à la conversation de 1952 de nouveau rassemblés dans ma mémoire. « Nous touchons à nos 90 balais et nous n’en sommes pas plus avancés. Enfin, en ce qui vous concerne, je ne sais pas, mais moi je n’ai guère progressé, ou plutôt non, j’ai avancé d’un pas, un seul, mais décisif : j’ai fini par comprendre que la contradiction dans laquelle nous sommes enfermés, étant structurelle, n’avait pas d’issue.

Il n’y a rien dans notre fonctionnement naturel qui permette de remédier à l’opposition matricielle du vécu objectif et du perçu subjectif que nous avons thématisée pendant quelques millénaires sous les rubriques antithétiques du « corps » et de l’« âme », quels qu’aient pu être les signifiés de ces deux signifiants. Tout ce que les humains actuels et ceux qui les ont précédés ont réussi à tirer de leur propre fonds, ce sont des récits échevelés dont la force performative peut, dans le meilleur des cas, durer aussi longtemps que ceux qui y adhèrent, pour disparaître avec eux. Nous ne sortirons donc vraisemblablement jamais de l’alternance de grandeurs et de bassesses, de sordide et de splendide, d’admirable et d’abominable, qui caractérise toute entreprise humaine individuelle et collective ».

Nous devons apprendre à nous en accommoder et jusqu’ici la sagesse philosophique et plus encore la foi religieuse ont efficacement contribué à nous y aider. Les systèmes philosophiques et les doctrines religieuses sont ce par quoi la culture a remplacé, chez l’animal humain de plus en plus dénaturé par son évolution, les schèmes d’action abolis, périmés ou affaiblis par la « civilisation ». Quand les réponses nécessaires à une adaptation efficace aux variations de l’environnement ne sont plus inscrites dans les héritages instinctuels innés, il faut à l’animal réfléchir davantage pour y suppléer. Alors il devient plus intelligent, s’il en a les moyens…pour le meilleur et pour le pire.

  • Comme on le sait depuis longtemps, l’intelligence est tchnicienne. Elle est à son affaire quand il s’agit de réfléchir au rapport entre telle fin et tel moyen. Il est significatif à cet égard que la première science moderne à s’être constituée ait été la mécanique newtonienne, science d’un mouvement sur les causes réelles duquel il n’est pas indispensable de disposer d’un savoir objectif. Seul importait pour le savant chrétien Isaac Newton le comment du mouvement des astres. Pour le reste, « je ne fais pas d’hypothèses » aimait-il à dire. C’était déjà bien assez d’être capable de décrire exactement le mouvement des corps célestes, les modalités de leurs convergences ou de leurs divergences en évitant d’empiéter sur les a-priori de la théologie. Mais cela n’empêchait pas les esprits les plus férus de Théorie de la Connaissance de répéter après Francis Bacon, que « connaître vraiment c’est connaître par les causes » et pas seulement prévoir et décrire des effets. Surtout lorsque ces effets sont des fins, des intentions, des motifs qui n’existent que dans la représentation symbolique qu’on s’en donne à l’avance. Ceux-ci sont capables, comme c’est le plus souvent le cas dans les affaires humaines privées ou publiques, de mettre en branle des énergies qui ne se révèlent que par l’émergence de leurs effets observables a posteriori.
  • Malheureusement donc pour l’intelligence, elle est moins à son aise quand il s’agit d’apprécier la valeur des fins et leur rapport aux moyens mis en œuvre pour les atteindre. C’est même là le problème central de toute l’éthique, la question du choix des moyens et des fins. Il n’est pas étonnant qu’on ait beaucoup plus progressé sur le chemin des planètes que sur celui des vertus. En matière de connaissance des trajectoires suivies par les corps célestes, on ne peut plus se permettre de dire n’importe quoi et de parler, par exemple de cohortes d’ « anges proviseurs » (angelus provisor), de vigies angéliques affectées au maintien des planètes sur leurs orbites, etc, ni même d’ « épicycles » à la façon des astronomes ptoléméens. Mais en matière de trajectoires humaines, on est encore dans le n’importe-quoi-ïsme et c’est là un motif de satisfaction pour nombre d’esprits pas mécontents de préserver la part du merveilleux et de l’irrationnel dans l’explication des choses.
  • Constamment partagé entre tendance à innover et tendance à conserver, pour mieux s’adapter, l’esprit humain fait flèche de tout bois sans trop se soucier de cohérence. C’est ainsi, par exemple, qu’en ces temps de sécheresse accentuée par le changement climatique, on voit refleurir aujourd’hui, en France, des pratiques folkloriques qu’on aurait pu croire dépassées : les processions de croyants catholiques pour prier Dieu et ses saints de faire tomber la pluie. Outre que des manifestations de cette nature constituent, au regard même de la théologie catholique la plus officielle (celle des conciles et de la tradition patristique), un témoignage de paganisme bien plus que de foi chrétienne authentique, Dieu, pour trop de croyants, n’est plus au fond qu’un super président des Etats-Unis qui devrait garantir aux populations des pays de l’OTAN le maintien de leur niveau de vie, de leur pouvoir d’achat et de leur hégémonie mondiale. Mais, ce qui est plus choquant encore, c’est que la majorité du peuple français, de ses élites et de son intelligentsia, à commencer par son corps enseignant, depuis ses instituteurs les plus anonymes jusqu’à ses docteurs les plus médiatiques, ne soient pas encore entrés en campagne contre des manifestations de régression et d’obscurantisme qui sont la négation même de leur mission sociale. Est-il concevable qu’en France, en 2023, dans un pays dont la population est depuis un siècle et demi l’objet d’un enseignement laïque obligatoire, le pays de l’émancipation par les Lumières qui a produit Descartes, Diderot, Voltaire, Fontenelle, et autres grands rationalistes, on en soit de nouveau à prier pour avoir de la pluie, comme en 1723 ! Réalise-t-on vraiment de quoi une telle récidive est le symptôme ? On savait déjà que la moyennisation de la petite bourgeoisie occidentale se traduisait par un repli des consciences sur le plan de l’engagement politique. Il se confirme que ce repli est aussi un recroquevillement intellectuel, ce dont nous commencions à nous douter en voyant comment le macronisme et sa communication remettaient constamment en circulation les pires inepties idéologiques.
  • Tout me ramène à ces conversations passionnées que j’avais avec mes condisciples. Les décennies ont passé. Les Républiques se sont succédé. La 5ème , née en France sous le signe de la Résistance à la barbarie est en train de mourir sous le signe de la Soumission au Fric. De même qu’il y avait de grandes consciences pour adhérer aux théories fascistes, il y a aujourd’hui de grands esprits pour adhérer aux théories néolibérales… et aux croyances météorologiques de nos arrière-grands-parents. Deux guerres mondiales ont déjà déshonoré notre histoire pour ne rien dire de toute l’Antiquité qui a précédé. Une troisième est en cours, guerre froide, dont des inconscients font actuellement tout pour rallumer le brasier.

Donc c’est entendu, rien de nouveau sous le soleil.

Qu’on m’entende bien : je ne vois aucune objection à ce qu’un croyant catholique ou autre verse dans une quasi-hérésie en priant Dieu de faire pleuvoir. Ce comportement, vestige évident du vieux paganisme pré-chrétien, c’est son problème, comme on dit. Ce qui m’attriste, en revanche, c’est l’incapacité (par incompétence, trouille, veulerie, ou toute autre raison) de la majeure partie des élites éperdues de modernité, clercs du rationalisme en tête, à analyser et prendre la mesure d’un phénomène grandissant et beaucoup plus grave qu’il n’y paraît, car enfin, si les méfaits universels du capitalisme devaient attendre, pour être combattus, le recrutement de responsables angéliques préposés par la Providence à la résolution pratique de tous nos problèmes, nous risquerions d’avoir à patienter aussi longtemps que depuis notre expulsion de l’Eden, et sans plus de succès. Il est vrai, au demeurant, que si nous devions compter uniquement sur les préposés politiques et syndicaux de notre régime « démocratique parlementaire » pour défendre le droit du Travail contre les exactions du Capital…là encore, autant processionner sous de vieilles bannières en entonnant des cantiques.

Alain Accardo

Du même auteur, derniers livres parus, les rééditions de son Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu et de son Petit-Bourgeois gentilhomme (Agone, 2021 et 2020).