Au jour le jour

La voie sans issue de l’américanisation

Voilà bien longtemps qu’Alain Accardo ne livrait plus sa chronique mensuelle. Ce qui n’est pas de bon augure. Non pour l’état du monde. Qui ne peut aller plus mal à ses yeux. Mais pour l’auteur. Car tant que dure la colère, dure la vie. Synthèse de La Bruyère et de l’Ecclésiaste forgée dès les années 1960 sur l’enclume de la sociologie bourdieusienne, Accardo revient avec un diagnostic plus terrible que jamais des mœurs affligeants de l’humanité américanisée.

Les quelques millénaires de civilisation écoulés depuis que le code Hamourabi de Babylone a mis fin au règne de la vengeance privée et arbitraire ont eu pour effet de polir un peu la surface du silex dont est fait le cœur humain. Mais ils n’ont pas encore réussi à l’attendrir ni à le nettoyer de ses poisons. À telle enseigne qu’il y a encore aujourd’hui beaucoup de gens pour croire que notre espèce est animée, pour le dire avec les mots de Baudelaire, d’une « double postulation, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan ».

L’histoire est vieille, en effet : ce double avatar a été décliné dans la plupart de nos héritages culturels, sous forme de mythologies ou de croyances religieuses variées. On serait bien avisé de dénoncer l’absurdité de cette conception qui naturalise et sur-naturalise tout à fois, en les rendant aussi inévitables qu’irréductibles et inextricables, tous les conflits qui n’ont cessé de rendre invivable l’œkoumène – c’est-à-dire l’ensemble des terres anthropisées.

Pour un observateur qui voudrait prendre un peu de recul par rapport à l’actualité, il est confondant de voir qu’en plein XXIe siècle, tant d’êtres humains, individuellement et collectivement, restent enclins à traiter autrui comme une chose et que ni l’intelligence ni la volonté n’ont permis de sortir, bien au contraire, du marécage d’hypocrisie qui en est la manifestation la plus générale.

En effet, croyant peut-être compenser la platitude de leur condition ordinaire et le manque d’élévation de leurs préoccupations, trop d’entre nous sont devenus structurellement des Tartufes accomplis, des comédiens de l’idéal qui veulent passer pour libres et vertueux quand ils sont asservis et corrompus. Pour la plupart, ils en sont encore là, bloqués à ce niveau de primitivité qui les empêche de voir ce qui devrait leur crever les yeux, qu’autrui est aussi leur semblable, un frère, une sœur, leur ami(e), leur alter ego.

Quand donc la conscience humaniste sera-t-elle capable de parler plus fort, en tout individu, que sa conscience identitaire ou même que sa compassion humanitaire ?

Nous connaissons la réponse à cette question, ou plus précisément son principe : nous aurons passé sans doute un cap décisif quand, en rejetant le capitalisme et son pandémonium productiviste, la Terre se sera donné les conditions politiques, économiques et sociales indispensables à une coexistence heureuse, dans l’unité et l’égalité avec tous les autres.

Encore faut-il ne jamais perdre cet objectif de vue. Les générations actuellement vivantes sur la planète ont trop sacrifié aux idoles du faux progrès pour être encore fiables. Mais peut-être d’ici quelques lustres nos successeurs seront-ils enfin à même de reprendre un combat vraiment progressiste. On est loin du compte pour le moment.

Le vrai combat recommencera dès lors que les peuples, devenus capables de pratiquer lucidement leur socioanalyse, prendront conscience, ensemble, de leur propre état d’aliénation. Nous avons d’ores et déjà toutes les clés en mains. Seules de mauvaises habitudes comme celles, invétérées, de la consommation ostentatoire et mimétique, enseignées et érigées en idéal de vie par les plus aliénées de nos élites, nous empêchent de faire tourner ces clés dans nos serrures, sur le plan de la réflexion comme sur celui de l’action.

Il faut accepter cette idée que l’émancipation de notre espèce, jusqu’ici plus matérielle que morale et plus temporelle que spirituelle, doit passer par une révision sans exclusive et une critique sans faiblesse de tous nos modèles, de toutes nos valeurs, de nos normes et de nos idéaux, même de ceux qui nous paraissent les plus évidents, les plus innocents et les plus chers, parce que tout ce qui conserve à nos yeux du prix et à quoi nous nous sommes le plus attachés, a été trop longtemps dénaturé, corrompu et dévoyé par sa dépendance, matérielle et symbolique, à la transmission du Capital et à l’Argent, quintessence de la puissance matérielle. Tout a été trop falsifié et adultéré par l’intérêt économique et financier qui n’a rien, absolument rien, laissé intact. Aucun progrès ne sera humainement possible, n’en déplaise à nos inlassables réformateurs, tant que le genre humain restera soumis à l’Argent.

Tant qu’on s’accommodera, par vaine gloriole, par exhibitionnisme élitiste, volonté de distinction, esprit de concurrence, propension au narcissisme hédoniste, besoin de compétition, goût du pouvoir, addiction au bien-être immédiat, bref, par un des innombrables traits qu’impriment en nous nos structures sociales, aussi longtemps que nous nous accommoderons de notre statut de marchandise à forme humaine, nous resterons prisonniers de notre destin paléolithique de chasseurs-cueilleurs.

Notre « modernité » n’est plus désormais que la forme stéréotypée sous laquelle s’incarne cet appétit insatiable de croissance illimitée et d’appropriation qui, par son mélange de mercantilisme, de gigantisme et de niaiserie, dont les États-Unis sont le principal exportateur, a conduit la Terre, avec toutes ses nations, au bord de la désintégration.

Au stade où nous nous trouvons de l’hégémonie mondiale du capitalisme de marché, il n’y a plus tellement de nuances à établir entre les populations : toutes sont en voie d’américanisation, tant par le mode de vie, que par l’effet des méga et des micro-structures devenues indispensables à leur survie et leur reproduction – comme les médias, la mobilité-bougiste, le salariat, la représentation, la compétition, le nombrilisme distinctif, etc.

La littérature a longtemps fait de la colonisation et de l’asservissement des Humains par les Machines un de ses thèmes favoris de fiction dramatique sans trop réaliser que ce processus d’aliénation par la techno-structure était déjà très avancé. Parce qu’en fait il était à l’œuvre depuis l’apparition de l’espèce humaine et les inventions du paléolithique. Aujourd’hui la situation semble être devenue irréversible. Ne serait-ce qu’à cause du renfort quasi unanime que l’accaparement et la privatisation des biens et des ressources (matérielles et humaines) ont reçu du droit international, c’est-à-dire des grandes institutions capitalistes liguées pour interdire toute évolution différente.

Le sort de notre espèce n’est pas à la merci des machines, mais, ce qui est encore pis, il est aux mains des propriétaires bourgeois des machines et des cadres petits-bourgeois de ces firmes oligarchiques qui ont rétabli à leur profit le système archaïque des castes et des lignées et qui confisquent les États-nations.

Il semblerait donc qu’il soit désormais trop tard pour éviter l’abîme dans lequel le genre humain court compulsivement s’engloutir : ce ne sont plus seulement les souteneurs du temple de la prostitution capitaliste qui sont mobilisés pour sa défense, mais des peuples entiers, y compris « de gôche », qui n’arrivent plus à concevoir pour leur progéniture un autre destin que celui de courtisane sacrée ou d’eunuque du sérail.

Alain Accardo

Une première version de ce texte est dans La Décroissance en décembre 2023.

Du même auteur, derniers livres parus, les rééditions d’Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu et du Petit-Bourgeois gentilhomme (Agone, 2021 et 2020).