Au jour le jour

Firenze n’a jamais été ce qu’elle était

Par un surprenant paradoxe – qui à la réflexion n’est peut-être pas si étrange – la première fois que j’ai pris clairement conscience que la visite de hauts lieux touristiques me causait un ennui profond plutôt que le plaisir que j’en attendais, ce fut au début des années 1970, lors de mon premier séjour à Firenze, cité prestigieuse et célébrée entre toutes, dont une multitude de touristes venus des quatre coins du monde découvrent à grands frais les merveilles à longueur d’année.

Je n’avais que très peu voyagé jusque-là, et je n’étais venu à Florence que pour accompagner ma femme. Elle y avait séjourné pendant toute une année au cours de ses études à l’Institut Français et elle venait y accomplir une sorte de pèlerinage pour revoir les gens et les lieux dont elle gardait un souvenir chaleureux et émerveillé. Nous étions hébergés chez certains de ses amis florentins, dans leur belle maison de campagne, sur la route de Greve in Chianti et toutes les conditions semblaient réunies pour un séjour idéal.

Nous avions déjà consacré la plus grande partie de nos premières journées à arpenter les rues et les places du centre-ville historique et nous avions passé de longues heures à nous extasier au long des galeries des Offices ou du Palais Pitti, quand tout à coup, le sentiment de gêne que j’éprouvais depuis le début s’accentua en même temps que je réalisais que j’étais en train de prendre part à une comédie sociale digne de la verve moliéresque : il m’apparut que j’y jouais le rôle d’un petit-marquis, ou si l’on préfère, d’un petit-bourgeois gentilhomme suffisamment barbouillé de culture pour adopter la pose du connaisseur auto-proclamé en peinture, sculpture, architecture, etc., et pour émettre au sujet des chefs-d’œuvre qu’il côtoyait des platitudes pompeuses. Bref, j’expérimentais à mon tour le malaise, sociologiquement banal, des agents de classe moyenne en situation de mobilité ascendante qui ne se sentent nulle part « à leur place », une sorte de sentiment d’imposture qui vous gâche tout plaisir.

Soudainement, je cessai d’adhérer au rôle que j’avais complaisamment endossé. Ma réaction avait peut-être déjà commencé au moment où, slalomant sur le parvis du Duomo pour éviter les innombrables routards qui y pique-niquaient, vaguement écœuré par la promiscuité des papiers gras, des sandwiches et des boîtes de coca, j’avais clairement appréhendé en descendant les marches de la basilique cette vérité, très déconcertante pour moi, que ma façon chic et proprette de faire connaissance avec les merveilles de la Renaissance italienne ne valait pas mieux que celle des foules qui, du Piazzale Michelangelo au Ponte-Vecchio, s’agglutinaient aux alentours de tous les monuments de la ville et leur donnaient des allures de campements de nomades.

Au début, je croyais que ma gêne venait de ce que je découvrais la réalité du tourisme international : sans doute un puissant vecteur de la civilisation sur la planète, mais depuis toujours au pouvoir des mercantis à qui il fournissait le plus irréprochable des motifs pour propager la dictature de l’argent.

Mais la vérité qui submergeait tout à coup mon entendement et qui depuis ne l’a plus quitté, en ne cessant de s’étendre à toutes mes pratiques, c’était la découverte in vivo de quelque chose de plus fondamental encore, que jusque-là je ne comprenais que de façon livresque et intellectualisée. À savoir qu’un consensus beaucoup plus large et profond qu’on en a spontanément conscience est indispensable au bon déroulement de toute interaction sociale. Il faut que chacun y joue son rôle objectivement quel que soit le sens qu’il accorde subjectivement à son implication dans le jeu (illusio). Une telle vérité resterait sans doute anodine si elle ne conduisait à s’interroger sur ce qu’est un acte d’appropriation culturelle.

Quand on réfléchit à ce qu’il est convenu d’appeler une « propriété », le résultat d’un acte d’appropriation, on s’avise rapidement qu’il ne suffit pas de disposer à volonté d’un objet ou d’une personne pour pouvoir s’en considérer comme le propriétaire. C’est l’invention, par le droit occidental, du lien juridique de propriété, qui donne le « jus utendi et abutendi » à sa guise des choses et des êtres que l’on possède officiellement, qui a sans doute masqué aux yeux de la plupart des propriétaires que le lien de propriété ne saurait être entendu à sens unique.

C’est ce que les sociétés esclavagistes ont toujours eu beaucoup de mal à comprendre, cette dialectique du maître et de l’esclave qui entraîne que posséder, c’est toujours aussi être possédé par ce que l’on possède, approprié par sa propriété et devenir esclave de ses esclaves et maître de son maître.

Cela se vérifie, au-delà ou en dépit de toute attestation juridique, pour les possessions matérielles, les lieux où l’on vit, les vêtements que l’on porte, les situations que l’on traverse, les serviteurs que l’on emploie, aussi bien que les personnes à qui l’on s’attache. Quelle qu’elle soit, une appropriation suppose tout un travail croisé d’habituation, de familiarisation, d’adaptation et de convenance mutuelles qui prend généralement du temps et s’accomplit inconsciemment autant que délibérément. Il est toujours possible de s’improviser, par exemple, propriétaire juridique d’une maison de la Renaissance en signant un acte chez un notaire. Il est beaucoup plus difficile, voire impossible, même avec la meilleure volonté du monde, de se glisser dans la peau du (ou de la) propriétaire de cette maison au XVe siècle florentin. Notre existence individuelle (ou collective) implique l’acceptation en profondeur (par incorporation sous forme de goûts, d’habitudes, de besoins, etc.) des limites spatio-temporelles qui circonscrivent notre identité et donc aussi notre aliénation constitutive par rapport à tous les autres de tous les temps et de tous les ailleurs. Chacun est définitivement l’Autre des autres.

Cela n’empêche pas d’adhérer à une idéologie altruiste qui milite pour faire entrer toujours davantage, dans les faits et dans le droit, que tous les êtres humains sont des semblables. Un tel axiome, qui n’est pas dépourvu de fondement, honore ses partisans, mais ce n’est qu’un principe éthique, un axe moral, qui a du mal à contourner les obstacles dressés par toutes les différences, toutes les inégalités et tous les cloisonnements que produit la vie sociale et qui nous séparent, objectivement et plus encore subjectivement, les uns des autres.

C’est donc au cours de ce voyage à Florence que, pour ma part, j’ai assimilé le plus profondément cette vérité inhérente à notre condition d’animaux sociaux, c’est-à-dire d’animaux qui ont absolument besoin des autres pour exister à titre personnel. Il m’a semblé que j’entendais enfin clairement ce que Montaigne affirmait dans sa formule devenue célèbre, « Tout homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition », qu’on interprète généralement ainsi : si je veux savoir qui je suis, je n’ai qu’à regarder ce que font et sont les autres humains, puisque nous sommes pour l’essentiel, des semblables, des répliques les uns des autres, des créatures fabriquées comme autant de variantes particulières sur le même modèle général.

Avec la non moins célèbre formule de Térence, « Homo sum et nil humani a me alienum puto [Je suis homme, et rien de ce qui touche un homme ne m’est étranger] », la philosophie humaniste disposait là d’un credo dont la généralité ne me posait aucun problème jusqu’à ce que, à l’occasion d’une visite culturelle parmi d’autres, celle que je faisais à l’une des plus célèbres cités européennes, il me fût devenu évident que les cultures humaines, à moins d’avoir été vécues et assimilées en commun, fonctionnent plus comme des entités fermées, hérissées de défenses, que comme des contrées accueillantes.

J’avais définitivement compris que la communication interculturelle des consciences est le plus souvent un leurre à base de contresens, de faux-semblants et d’anachronismes, beaucoup plus qu’un processus authentique. On peut évidemment s’efforcer d’atténuer les effets de l’altérité et le sentiment d’étrangeté que l’on éprouve en accroissant sa connaissance du contexte historique, et en accumulant de façon érudite les informations sur la genèse et les conditions de création de ce que l’on découvre. Mais il n’existe pas de martingale capable de compenser, par la seule lecture de quelques ouvrages, l’absence d’un habitus personnel constitué au fil d’une longue expérience vécue, en interaction étroite avec les autres. Seule une relative proximité avec autrui, ne serait-ce que celle de la langue, peut masquer le fait qu’on en est séparé sans espoir de l’atteindre jamais. Victor Hugo se trompait lorsqu’il affirmait avec lyrisme, dans Les Contemplations : « Ah, insensé qui crois que je ne suis pas toi. » L’insensé, en l’occurrence, ce n’était pas celui à qui il s’adressait.

L’ennui profond que je ressens très vite quand je suis en visite quelque part, c’est précisément, contrairement à ce qu’on pourrait croire de prime abord, non pas l’expression du manque d’intérêt d’un connaisseur blasé, mais au contraire la reconnaissance déprimante de ma définitive et radicale extériorité, de mon impuissance à entrer vraiment en communion avec un environnement dans lequel tout me crie que je ne suis pas avec les miens, que je ne suis pas « chez moi », que je n’ai « rien à faire ici » ; que je suis à tout jamais banni de cette tribu, quoi que j’entreprenne et quand bien même je n’y serais pas l’objet d’une mesure d’ostracisme.

Mon ennui n’implique aucun dédain de ce que suis en train d’admirer et que je suis tout disposé à trouver passionnant. Ce n’est pas du snobisme mais plutôt la prise de conscience que je suis un ignare démuni, irrémédiablement exclu de l’univers historique et social qui a engendré tout ce qui m’entoure.

Quiconque a été happé au passage par la splendeur du Printemps de Botticelli exposé aux Offices, ou par la force et la grâce du David de Donatello exposé au Bargello, a sans doute ressenti ce « coup de poing de la beauté » dont parlait John Ruskin et qui ne laisse personne indemne. Mais sans doute quelques-uns, dont je suis, auront-ils été eux aussi, douloureusement sensibles à ce Nevermore, c’est-à-dire au fait que la cité qui a vu surgir ces œuvres restera à tout jamais un monde étranger au nôtre, en dépit de toutes les apparences et de tous les boniments sur la magie de l’Art.

À moins d’appartenir à l’espèce petite-bourgeoise qui, sans rire, croit possible de faire le tour de l’Italie en une semaine, qui donc peut prétendre s’être effectivement approprié ne fût-ce qu’une infime partie du patrimoine artistique de ce pays ? Revenu parmi ses collègues de bureau ou d’université, le petit-bourgeois achèvera son numéro touristique en proclamant qu’il a « fait Venise », comme l’année précédente il avait « fait Prague » et « fait la Tunisie » au cours des dernières vacances estivales, à raison d’une semaine à chaque fois.

C’est un jeu rendu possible par l’état de ses mœurs et de ses finances. Mais il ne faut surtout pas prendre au pied de la lettre les mots de notre langage usuel. Celui-ci est précisément là pour nous en faire accroire, à nous-mêmes en même temps qu’aux autres : parler des humains différents de nous dans les mêmes termes que nous utilisons pour ceux qui nous ressemblent est une source constante de confusions et d’erreurs. Éviter de tomber dans cette forme de réductionnisme langagier (de l’inconnu au connu, de l’innommé au nommé) est d’ailleurs une tâche épistémologique permanente pour toute science.

Il est peut-être utile d’ajouter ici que ce sentiment incoercible d’exclusion ne concerne pas seulement des choses du passé, mais aussi bien, à des degrés divers, toutes sortes de situations contemporaines, avec des agents qui, par leur histoire et leur position, nous restent aussi lointains et hermétiques que ceux du plus lointain passé. Sans vouloir vaticiner philosophiquement, on pourrait dire que l’aliénation générique de notre espèce, c’est d’être vouée à l’incommunication en dépit de tous ses pathétiques efforts et de ses incessantes tentatives pour réduire l’écart qui sépare le Moi de ses voisins les plus proches et a fortiori des plus éloignés dans le temps et dans l’espace.

Il reste permis de souscrire à la vision que développe la sociologie critique de la genèse des structures de subjectivité quand elle affirme que si la pratique des agents ne leur permet pas de s’incorporer un vécu commun, il est peu probable de voir s’établir un rapport gratifiant de compréhension mutuelle, un monde de sens commun. La communication des consciences est d’abord une communication d’habitus à habitus. C’est là vraisemblablement l’un des principaux obstacles (parmi nombre d’autres) à l’établissement d’une entente profonde et durable entre les groupes humains ou entre les individus, depuis la haine entre les nations ou les clans jusqu’aux antipathies entre camarades ou à l’exécration mutuelle entre ex-conjoints.

S’il est un domaine où les travaux des sciences humaines (toutes disciplines confondues, y compris celles de l’exploration de l’inconscient) ont particulièrement transformé l’idée qu’on se faisait depuis des siècles de l’activité d’un Moi conscient, c’est bien celui des rapports extrêmement complexes, dialectiques et sur-déterminés qui président, chez l’être humain, à ce que l’on a pu appeler l’« intériorisation de l’extériorité », qui permet la structuration d’un Sujet spécifiquement humain par appropriation d’un patrimoine symbolique (langage, codes, leçons de l’expérience, etc.) et l’« extériorisation de l’intériorité », qui permet au Sujet de se donner un Objet sur lequel agir individuellement et collectivement en apposant sa propre empreinte sur ce patrimoine.

Cela dit, il semblerait qu’il y ait des limites plutôt étroites à ce va-et-vient entre intériorité et extériorité. Comme si les êtres humains, soumis comme tout ce qui est organisé et complexe à la loi de l’entropie croissante se savaient ontologiquement voués à rester des monades emmurées dans leur solipsisme pour se défendre contre tout empiétement de l’extériorité sur leur intériorité, qui pourrait marquer le début de leur fin.

Il n’en demeure pas moins, objectera-t-on, que l’« île enchantée de l’Amour » continue à se dresser victorieusement, inexplicablement, au milieu d’un océan d’intérêts déchaînés, d’égoïsmes déclarés ou mal déguisés, de narcissismes et de vanités nombrilistes, de méchancetés et de cruautés assumées, de mépris et d’oublis cyniques de l’humain. L’amour existe, soit. Mais l’insularité même d’une île exclut sa continentalité.

En admettant comme avéré que, réduit aux échanges d’une dyade, l’amour (ou l’amitié) échappe à l’universelle loi de l’intérêt vital le plus contraignant, et qu’un ego soit capable d’abdiquer toute volonté de puissance et d’appropriation pour se soumettre entièrement, se dévouer dans une oblation sans réserve et sans retenue, à un autre ego, ce fait proprement « miraculeux », en tout cas hautement improbable, ne saurait être considéré comme le modèle effectif des relations humaines dans leur ensemble. Toute l’histoire de ces relations indique en effet que, lorsque le monde est partagé entre les intérêts de la maison Montaigu et ceux de la maison Capulet, le cours le plus déterminé des choses de ce monde, c’est finalement d’ajouter un Roméo et une Juliette, voire beaucoup plus encore, au nombre des martyrs et des sacrifiés de l’amour, malgré qu’on en ait.

Alain Accardo

Du même auteur, derniers livres parus, les rééditions d’ Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu et du Petit-Bourgeois gentilhomme (Agone, 2021 et 2020).